Par un arrêt du 4 mars 2024 (CAA Paris, 4 mars 2024, M. D. c/ Ministre de l’Europe et des affaires étrangères, req. n° 22PA03904), la cour administrative d’appel de Paris a confirmé la légalité d’une mesure de changement d’affectation d’un agent public à l’issue d’une période de suspension conservatoire, le retour de l’agent en service étant incompatible avec son fonctionnement et la procédure engagée suite aux évènements ayant conduit à sa suspension étant toujours en cours d’instruction.
M. D., conseiller du corps diplomatique, était numéro deux de l’ambassade de France à Moroni (Comores). Le ministère a été saisi d’un signalement relatifs à des comportements de Monsieur D. susceptibles d’être qualifiés de harcèlement voire d’agression sexuelle à l’égard d’une agente du poste diplomatique. Il a donc fait l’objet d’une mesure de suspension conservatoire (articles L. 531-1 et suivants du code général de la fonction publique) par arrêté du 8 octobre 2019, laquelle avait une durée maximale, comme le prévoit les textes précités, de quatre mois.
Une enquête administrative a été diligentée afin de faire la lumière sur les faits signalés. Mais l’enquête prenant du temps, celle-ci n’était pas terminée à l’expiration de la période maximale de quatre mois prévue par la suspension conservatoire.
A son issue, en février 2020, le ministre de l’Europe et des affaires étrangères a donc décidé de procéder au changement d’affectation de Monsieur D. et de lui attribuer un poste en administration centrale, ce afin d’empêcher son retour au sein du poste diplomatique de Moroni.
Monsieur D., qui a fini par faire l’objet d’une exclusion temporaire de fonctions de deux mois en juillet 2020, a contesté la décision de changement d’affectation, invoquant, entre autres, qu’elle revêtait le caractère de sanction déguisée.
Le tribunal administratif de Paris ayant rejeté sa demande, Monsieur D. a saisi les juges d’appel parisiens, qui ont donc dû se pencher sur la légalité d’une telle mesure de changement d’affectations faisant immédiatement suite à une mesure de suspension conservatoire.
Le changement d’affectations pour mettre fin à des problématiques d’ordre relationnel au sein du service : une mesure depuis longtemps validée par les juges administratifs
Il est constant que l’autorité administrative procède aux mutations et affectations des fonctionnaires selon l’intérêt du service (article L. 512-18 et L. 512-23 du code général de la fonction publique).
C’est cette dernière notion qui motive les mutations et changements d’affectation.
Une décision de changement d’affectation peut ainsi tout à fait être justifiée par une volonté de rationaliser et d’améliorer l’organisation des services (CE, 27 octobre 1982, Roudy Paul, req. n° 21670).
Mais la décision de changement d’affectation et sa motivation tirée de l’intérêt du service peut tout à fait reposer sur des considérations liées à la personne de l’agent concerné.
Le juge administratif valide ainsi depuis longtemps le choix de procéder à un changement d’affectation pour mettre fin à des conflits relationnels au sein d’une équipe (CE, 27 mars 2009, M. G. c/ CH de Néris-les-Bains, req. n° 301468), que la responsabilité du conflit soit ou non de la responsabilité de l’agent ainsi muté (CAA Nantes, 4 octobre 2002, M. D. c/ Commune de Saint-Jean-la-Ruelle, req. n° 00NT01556).
Dans de telles situations, la décision frôle néanmoins bien souvent la sanction déguisée.
Le contrôle de l’absence de sanction déguisée
Les mesures de changement d’affectation sont bien souvent considérées comme des mesures d’ordre intérieur, c’est-à-dire insusceptibles de recours.
Par une jurisprudence bien établie (CE Sect., 25 septembre 2015, Bourjolly, req. n° 372624), le juge administratif considère ainsi que sont insusceptibles de recours, bien qu’elles modifient l’affectation d’un agent ou les tâches à accomplir, les mesures qui :
Ne portent pas atteinte aux droits et prérogatives que l’agent tient de son statut ou à l'exercice de ses droits et libertés fondamentaux ;
Et n'emportent pas de perte de responsabilités ou de rémunération.
Il reste que l’administration peut en réalité vouloir sanctionner son agent par une telle mesure. Or, les sanctions disciplinaires sont limitativement énumérées par l’article L. 533-1 du code général de la fonction publique. Si le changement d’affectation d’office existe pour la seule fonction publique de l’État, son prononcé (sanction du deuxième groupe) suppose le respect d’une procédure disciplinaire préalable.
Pour vérifier si une mesure de changement d’affectation n’est pas constitutive d’une sanction déguisée, le juge examine si l'administration a eu l'intention de sanctionner l'agent, si la décision porte atteinte à la situation professionnelle de ce dernier (par exemple par un véritable déclassement), et si elle est réellement motivée par les nécessités du service (CE, 25 février 2013, Mme B. c/ CCAS de la ville de Fontaine, req. n° 348964).
Or, si la proximité temporelle d’une mesure de changement d’affectation avec une sanction disciplinaire ne suffit pas à la qualifier de sanction déguisée (CAA Nancy, 19 juillet 2018, M. E. c/ Commune d’Epernay, req. n° 17NC02273), le juge annule un changement d’affectation motivé uniquement par des faits qui ont déjà fait l’objet d’une sanction disciplinaire (CAA Bordeaux, 2 juillet 2002, Ville d’Albi, req. n° 98BX02058).
Dans l’affaire ici commentée, la succession immédiate du changement d’affectation de Monsieur D. à l’issue de sa suspension conservatoire, mesure prise dans le cadre d’une procédure disciplinaire en cas de « faute grave », pour l’empêcher de retrouver son poste à l’issue de sa mise à l’écart, pouvait naturellement suggérer la possibilité d’une sanction déguisée.
La cour administrative d’appel de Paris a très exactement procédé à l’analyse habituelle rappelée ci-avant pour justifier la légalité du changement d’affectations de Monsieur D. à l’issue de sa suspension conservatoire.
La cour rappelle ainsi tout d’abord qu’
« Un changement d'affectation revêt le caractère d'une sanction disciplinaire déguisée lorsque, tout à la fois, il en résulte une dégradation de la situation professionnelle de l'agent concerné et que la nature des faits qui ont justifié la mesure ainsi que l'intention poursuivie par l'administration révèlent une volonté de sanctionner cet agent. »
La cour a ensuite recherché, et validé, le motif d’intérêt du service retenu : « En l'espèce, il ressort des pièces du dossier que, par la décision en litige, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères a prononcé le changement d'affectation de M. D..., dans l'intérêt du service, à la fin de la suspension à titre conservatoire de l'agent, alors qu'une enquête administrative était diligentée à son encontre, au motif que sa réintégration au sein de l'ambassade de France aux Comores n'était pas envisageable dans la mesure où la procédure engagée suite aux évènements ayant motivé sa suspension était encore en cours d'instruction et que son retour dans ce service n'était pas compatible avec les impératifs d'un fonctionnement serein de celui-ci. »
Tout en constatant qu’il n’était pas porté atteinte à la situation professionnelle de Monsieur D. :
« Dès lors que l'administration dispose d'un pouvoir d'appréciation, qu'indépendamment de toute sanction, elle peut tirer des faits des conséquences en matière de gestion et que les mesures contestées ne portent pas atteinte à la situation professionnelle de l'agent, le maintiennent dans des fonctions correspondant à son statut, M. D..., qui soutient sans l'établir et sans autres précisions que sa nouvelle affectation était fictive, qu'il aurait consécutivement été évincé de ses fonctions et été dépourvu des responsabilités y afférentes, n'est pas fondé à soutenir que ce changement d'affectation constituerait une sanction déguisée. »
Il s’agit là d’une subtile distinction, déjà opérée dans les jurisprudences précitées, entre la motivation d’un changement d’affectation visant à sanctionner les faits (par « punition »), qui relève de la sanction déguisée, et celle – légale – visant, comme l’indique la cour, à « tirer des faits des conséquences en matière de gestion », c’est-à-dire à tenir compte de faits potentiellement disciplinaires sur le fonctionnement du service et l’incidence d’un maintien ou non de l’agent dans ledit service.
Le piège de la preuve des faits
Il ne faut pas pour autant voir dans cette décision de la cour administrative d’appel de Paris une validation de principe de tout changement d’affectation à l’issue d’une période de suspension conservatoire au seul motif d’une telle suspension.
En effet, si la suspension conservatoire, qui conduit bien souvent à une enquête administrative – comme c’était le cas en l’espèce – pour vérifier la réalité des faits signalés, est légale simplement si les faits présentent, à la date de la décision, outre une gravité particulière, un caractère de vraisemblance suffisant (CE, 11 juin 1997, Nevez, req. n° 142167), tel n’est pas le cas de la motivation d’un changement d’affectation.
Il serait trop aisé pour l’administration, validant la légalité d’une suspension conservatoire par la simple vraisemblance de faits signalés, de « poursuivre » la mise à l’écart du service de l’agent par un changement d’affectation à son issue sans avoir à justifier des faits sur lesquels reposent ce changement d’affectation.
L’administration doit en effet prouver avec certitude l’intérêt du service invoqué pour justifier une mesure de changement d’affectation (CAA Lyon, 20 novembre 1998, Decaudin, req. n° 95LY00769 ; CAA Marseille, 29 mai 2001, Commune de Forcalquier, req. n° 99MA01640).
Il peut ainsi être délicat pour une administration d’apporter la preuve concrète des faits ayant donné lieu à suspension quatre mois plus tard, alors, par exemple, qu’une enquête est en cours.
Les faits relevés par la décision ici commentée étaient très probablement d’une particulière gravité et c’est également probablement l’ensemble des circonstances propres à l’espèce (petit service, faits d’une grande gravité, caractère déjà très corroboré des faits à l’issue de la suspension par les débuts de l’enquête…) qui ont conduit le juge à considérer que l’intérêt du service était établi lors du prononcé du changement d’affectations.
C’est ainsi toujours avec parcimonie que l’administration doit manier le changement d’affectations dans un contexte disciplinaire.
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